Bretagne et Grand Ouest

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Nous rappelons à nos lecteurs qu’Anne Nivat a été notre invitée à Rennes à deux reprises tant témoigner de la guerre en Tchetchenie et en Irak. Voici un article de son blog:

Connaître son « ennemi »

12 JANVIER 2015 | PAR ANNE NIVAT

En tant que correspondante de guerre je suis plutôt habituée aux actes de terrorisme haineux qui suppriment des innocents, mais ça se passe généralement très loin de mon pays… dans un ailleurs « exotique » où des forces armées régulières combattent djihadistes ou autres extrémistes. Je veux parler des conflits sanglants couverts, au fil des quinze dernières années en Tchétchénie, Afghanistan, Irak, Syrie, toutes des terres musulmanes.

Mais si, en plein cœur de Paris, des types armés de kalachnikovs sont capables d’aller impunément tuer des hommes ayant ri de l’islam, il y a de quoi être sonné, désarçonné, sidéré! Après le drame de Charlie Hebdo, le mauvais film a continué à Dammartin et à la porte de Vincennes quand un complice des frères terroristes Kouachi a eu l’idée de s’en prendre à des clients d’une supérette cacher où il a tué 4 personnes. Bilan: 20 tués en trois jours, dont trois terroristes, djihadistes, barbares, ignobles assassins, on ne sait plus comment les appeler. La version officielle révèlera les détails, et on apprendra sans doute que tous trois sont apparus devant les valeureux membres des commandos du GIGN et du RAID « les armes à la main », et qu’il fallait donc tirer sur eux avant qu’ils ne tirent.

Soit. Mais je crains que leur mort, s’il est compréhensible qu’elle apaise quelque peu l’angoisse qui nous a saisi ces derniers jours, ne contribue pas à l’éclaircissement des nombreux problèmes que ces actes terroristes posent. La traduction en justice nous aurait sans doute aidés. Car si, dimanche, lors de la Marche républicaine, par la grâce de la catharsis, nous avons tous été unis en faveur de la liberté d’expression, et de la liberté tout court, maintenant nous devons faire le désagréable effort de nous rendre compte que certains ne pensent pas comme nous.

Oui, certains, et ils sont Français, n’ont pas apprécié les caricatures du prophète. Oui, peu de temps après le début de la traque contre les terroristes, le hashtag « je suis Kouachi » est apparu sur le net, en un impitoyable écho au planétaire « je suis Charlie » et il est difficile de ne pas avoir la nausée face à ces miasmes virtuels. Oui, jeudi, dans nos école laïques et républicaines, certains enfants, jeunes adolescents et adolescents, ont eu du mal à respecter les minutes de silence imposées par les autorités. De timides voix se sont élevées, ont osé dire leur avis, qui ne correspondait pas à celui de l’ »air du temps ». Leurs professeurs ont été rudement confrontés à ces différences qui devraient être une richesse dans notre société mais sont devenues un poids. Je sais qu’il peut paraître incompréhensible à un non musulman que se moquer du Prophète soit considéré comme un blasphème et engendre une telle humiliation, mais c’est un fait. Plutôt que de le nier, regardons le. Un musulman peut s’estimer blessé par ce blasphème sans que cela le transforme en terroriste ou complice d’un terroriste. En revanche, il doit comprendre qu’en France, un tel dessin a le droit d’être publié.

Les « guerres contre la terreur » que l’opinion publique française a longtemps, trop longtemps hélas, considéré lointaines nous rattrapent… Haines et extrémismes sont globaux et impitoyables. Ils sont le signe que quelque chose débloque. En démocratie, on jouit du privilège de la liberté d’expression, et c’est en son nom que, depuis des années, je sillonne des terrains de guerre musulmans. Depuis quelques temps, j’avais été stupéfaite, voire blessée, d’entendre des voix amies s’élever affirmant ne pas comprendre pas pourquoi je continuais à donner la parole à l’autre, à celui qui fait peur, au « méchant », au « barbare », au « djihadiste », taliban ou combattant de l’islam, celui que nos forces alliées avait pour mission d’aller dénicher et de combattre, voire de « buter jusque dans les chiottes », comme l’avait si élégamment dit en 2000 Vladimir Poutine, le président russe, en référence aux combattants indépendantistes tchétchènes. Militaires et politiques occidentaux emploieront un vocabulaire beaucoup moins violent, mais le sens reste le même.

Je déplore que les velléités de connaître son « ennemi », celui qui ne pense pas comme vous, soient insuffisantes, ce qui entraîne un déferlement haineux sur les réseaux sociaux. La haine est aussi la motivation première de ces trois terroristes français dont je constate, d’après ce que nous sommes en train d’apprendre, qu’ils avaient été fascinés par ces fameuses guerres lointaines d’Afghanistan, de Syrie et d’Irak qui nous rattrapent tel un boomerang impitoyable. Selon le New York Times, Saïd Kouachi, l’aîné, se serait rendu au Yémen en 2011. Le cadet Cherif aussi: « Je suis d’al qaeda au Yemen. C’est le cheikh Anwar-al-Awlaqi (tué en 2011) qui m’a financé » a-t-il affirmé par téléphone à BFM TV vendredi matin peu avant l’assaut final. Ces deux frères trentenaires ont été séduits par la mouvance « historique » du jihad, quand le troisième terroriste, Amedy Coulibaly a, lui, mentionné l’Etat Islamique dans un autre court interview avec BFMTV.

Sur tous les terrains de guerre où je me suis rendue, j’ai rencontré de ces jeunes hommes et parfois jeunes femmes, dont des Français, qui s’étaient retrouvés, qui en Tchétchénie, qui en Irak, qui en Afghanistan pour « exister », pour donner « un sens à leur vie » (ils ne savent pas lequel, mais c’est plus « excitant » là-bas), par pure posture, sans vraiment savoir ce qu’ils allaient chercher, par défi, pour expérimenter « la violence en vrai », sans se méfier d’une possible instrumentalisation. En Afghanistan, l’un d’eux m’avait même lancé « finalement, c’est sûrement aussi pareil pour vous: ça change de la routine! ». Il m’avait frappé qu’en Tchétchénie, les soit-disant « wahhabites » (puristes de l’islam, extrémistes terroristes), connaissent aussi mal l’islam au nom duquel ils prétendaient agir. Ces jeunes me paraissaient alors déjà noyés entre la société de l’image globalisée et ce qu’ils croient être leurs racines, à l’instar, peut-être, des trois terroristes français des ces derniers jours. Cette obsession de devenir un héros m’avait frappée. Héros envers et contre tout, et même un héros en creux, un héros négatif, comme si faire le jihad pouvait se rapprocher d’un jeu de télé-réalité qui n’aurait qu’une finalité: se retrouver à la une des médias. C’est aussi ce que voulait Mohammed Merah en mars 2012 et d’autres frères rendus célèbres par leur acte de terreur, les frères Tsarnaev, lors du marathon de Boston en 2014.

Je n’ai ni réponse, ni solution à ce malaise, mais je redoute les hystéries qui conduisent aux amalgames, tout autant que le « politiquement correct » induisant du « journalistiquement correct », et les discours stériles qui se répètent. Ne patinons pas dans cet engrenage cruel, ne cédons pas à la tentation hyper-sécuritaire, qui nous mènera droit à de mesures mimant le « Patriot Act » mis en place par les autorités américaines post 11-Septembre, et qui avaient pourtant été fortement critiquées en France.

En revanche, continuons à poser des questions, toutes les questions, sans la moindre censure, sur le lien entre islam et violence qui, en France, où l’islamophobie s’est malheureusement banalisée depuis longtemps, « conduit à s’interroger sur la place des musulmans », comme l’affirme le spécialiste reconnu de l’islam Olivier Roy.

 

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