Bretagne et Grand Ouest

Tribune libre parue dans le journal La Croix le lundi 5 décembre 2022

Face à ce qui se passe en Ukraine, il faut avoir la conscience claire de ce qu’est la guerre, de sa nature. Comme l’a dit le pape François en octobre dernier, la guerre est « un échec de la politique et de l’humanité, une reddition honteuse, une défaite devant les forces du mal ». Notre ennemi, c’est la guerre et non l’autre.

Même celui qui n’a pas d’expérience géopolitique peut comprendre que les guerres sont devenues inutiles. Que ce soit le cas lors des guerres du Golfe et du Moyen-Orient, ou lors du conflit afghan ou des guerres en ex-Yougoslavie, il est facile de constater que les conflits armés ne résolvent pas les conflits ou les crises internationales. Au contraire, ils les aggravent.

Dans les guerres contemporaines les parties les plus faibles savent désormais comment éviter la victoire des plus forts : ainsi les conflits se perpétuent et personne ne sort définitivement vainqueur, comme on le voit en Afghanistan ou en Irak. La guerre (même celle humanitaire…) est devenue un outil obsolète et nuisible et l’alimenter ne donne aucun résultat. Là où des conflits se sont développés, il n’y a aujourd’hui ni ordre, ni stabilité, ni réconciliation, ni démocratie ; seulement la haine, le ressentiment et l’esprit de revanche.

Lorsqu’elles éclatent, une des caractéristiques des guerres est précisément d’occuper tous les espaces de réflexion, les dévitalisant en tentant de rendre le discours sur l’avenir sans objet. La pensée même se paralyse et les parties se disputent pour savoir qui a tort et qui a raison. Telle est la méthode mimétique de la guerre : détourner l’attention de soi pour la porter sur les combattants et leurs raisons. Il en résulte des conjectures sans fin sur les arguments de l’un ou de l’autre, ainsi qu’une déformation de l’histoire selon ses propres convictions. Pendant ce temps, camouflée, la guerre se prolonge et tente de créer les conditions (matérielles et psychologiques) de sa continuation, jusqu’à ce qu’elle devienne permanente. C’est son ambition ultime : un monde toujours en guerre, secoué par des affrontements, des crises ou au moins des confrontations. Comme croyants nous devrions le savoir : c’est l’esprit de division du mal qui sépare.

Il est donc nécessaire de concentrer l’attention sur la guerre elle-même, sur son essence atroce : elle n’est jamais seulement un instrument pour affirmer quelque chose (une idée, une politique, un dessein stratégique juste ou injuste), mais elle est plus sûrement un rouage qui prend possession de la destinée humaine en la privant du libre arbitre. La preuve est que celui qui la déclenche ne peut plus la terminer, il est pris dans l’engrenage. L’exemple de l’Ukraine montre bien que plus le conflit dure, plus les conditions sont réunies pour le prochain conflit, dans un cycle sans fin de la vengeance.

Lorsque des conflits éclatent, prendre parti est une impulsion compréhensible, surtout en cas d’agression injustifiée comme celle de la Russie contre Kiev. Immédiatement après, cependant, il faut penser lucidement. On est du côté du peuple ukrainien attaqué et nous respectons sa résistance. L’armer et soutenir sa défense est politiquement légitime. Plus problématique est l’idée de prolonger la guerre vers une victoire improbable ou se mettre à penser à « punir » la Russie : en plus de multiplier les souffrances des civils, il y a le risque de tomber entre les mains de ceux qui veulent la rendre pérenne et manipuler le chaos.

Il faut éviter un tel engrenage ! Il n’existe aucun argument convaincant pour la prolongation, pas même celui de la défense de la démocratie. La démocratie est en effet défendue en assurant les raisons (et le caractère raisonnable) de la paix face à l’agresseur, en contenant puis en éteignant son revanchisme victimaire infondé. Les guerres des pouvoirs autoritaires ont tendance à s’installer durablement : elles servent à la permanence du pouvoir. Le régime autoritaire vise la victoire (et s’il ne peut pas l’obtenir, il vise la destruction) ; les démocraties visent la paix, qui est beaucoup plus qu’une victoire car elle implique de guérir les causes mêmes qui ont conduit au conflit afin qu’il ne se reproduise pas.

Mario Giro
Responsable des relations extérieures de la communauté Sant’Egidio

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