Article d’Anne Nivat publié dans Vanity Fair: « L’Amérique et la sourde excitation de la guerre »
L’Amérique et la sourde excitation de la guerre
Barack Obama a déclaré samedi soir avoir décidé de frapper le régime syrien de Bachar El-Assad. Mais avant d’agir militairement, le président américain a demandé au Congrès de lui donner son feu vert, au nom de la « sécurité nationale ». Grand reporter de guerre et collaboratrice à Vanity Fair, ANNE NIVAT nous adresse cette lettre des États-Unis. Où le pays attend l’échéance dans des sentiments mêlés, entre défiance contre Obama et excitation.
“Live free or die”, la belle affirmation s’affiche sur les plaques minéralogiques du New Hampshire que je traverse au volant d’une voiture de location, tout en zappant sur les différents talk-shows des chaines de radio de la côte Est.
Alors qu’ici, en Amérique, l’attaque sur la Syrie se précise, les animateurs radio, démocrates ou républicains, apparaissent étonnamment d’accord: à quoi donc pourraient-elles servir, ces frappes? Pourquoi, une fois de plus, les États-Unis devraient-ils attaquer une autre nation en pleine guerre civile? Pourquoi maintenant, si tard, après plus de 100.000 morts, et pourquoi ainsi?
Des auditeurs se pressent au micro pour énoncer une litanie de doutes. Rush Limbaugh, le journaliste ultra-conservateur dont la voix rauque officie sur les ondes depuis plus de vingt-cinq ans, capable de monologuer pendant près de trente minutes avant la coupure de pub, l’affirme haut et fort: l’administration Obama est parmi les plus faibles qu’il ait jamais connue, elle a sûrement besoin d’une « petite guerre » pour « envoyer un message », celui de sa propre puissance…
A l’autre bout du spectre radiophonique, National Public Radio (un peu l’équivalent de notre France Culture) se pose finalement les mêmes questions… pour quasiment aboutir aux mêmes réponses, et invite dans ses studios des militaires (à la retraite) qui en rajoutent: ferait-on aujourd’hui la guerre pour « envoyer un message »?
Vendredi, dans son discours, John Kerry, le secrétaire d’État américain qui a succédé à Hillary Clinton il y a sept mois, avait évoqué l’expérience irakienne pour affirmer tout de go que « ce ne serait pas la même chose » cette fois-ci.
Cette guerre en Irak, le sénateur Kerry l’avait d’abord soutenue en 2003, pour la dénoncer un an plus tard, lorsqu’il s’était présenté à la présidence contre le candidat George W. Bush. Une volte-face que les Américains ne lui ont pas pardonnée.
C’est ce même Kerry qui, aujourd’hui, sans doute parce qu’à 69 ans, il n’a plus rien à perdre ni à prouver, monte au créneau pour défendre les décisions de son président, se montrant d’ailleurs étonnamment plus catégorique que lui. Déjà, d’aucuns comparent son discours avec celui de son prédécesseur en 2003, un certain Colin Powell, alors très crédible devant son pupitre des Nations Unies, qui avait puissamment affirmé l’existence des armes de destruction massive en Irak, légitimant ainsi l’intervention américaine.
« Mais quelle est donc cette force qui nous rend aveugles, incapables de nous retourner en profondeur sur l’expérience passée pour en tirer quelque leçon ?.. »
Tout comme pour les récentes guerres à peine évoquées – qu’on préfèrerait d’ailleurs avoir oubliées – , les médias américains diffusent l’habituel reportage dans Damas, la future capitale bombardée. Une meurtrière bien étroite sur la pathétique organisation de ses habitants, au vu de ce qui se prépare. Difficile, d’ailleurs, de trouver parmi la population civile – et même les parties belligérantes – la moindre approbation des événements à venir.
Tout comme à la veille de la guerre en Irak, ce fameux printemps 2003 où les opérations militaires avaient eu la mauvaise idée de se faire attendre – or, les journalistes sont impatients, c’est bien connu ! -, je sens ici, alors même que des frappes « limitées » sont imminentes, la sourde excitation de la guerre, cette atmosphère à la fois tendue et euphorisante qui amène certains – l’entourage sécuritaire du président Obama – à mettre tout en oeuvre pour « y aller ». C’est l’odeur du sang, le prix de la victoire, une question d’honneur, de parole donnée, de « statut » de l’Amérique, toutes ces phrases et mots répétés en boucle pour motiver les troupes au sens large.
Mais quelle est donc cette force qui nous rend aveugles, incapables de nous retourner en profondeur sur l’expérience passée pour en tirer quelque leçon ? Pourquoi les guerres récentes — et non terminées, j’insiste sur ce point — d’Irak et d’Afghanistan, ne nous guident-elles pas pour essayer de comprendre, débattre, voire douter de ce que nous pensons être notre efficacité?
L’intervention internationale à venir en Syrie montre, une fois encore, que les Occidentaux ne peuvent s’empêcher d’agir, violemment, militairement, tout en étant toujours les premiers à faire de beaux discours. « Certains invoquent le risque à intervenir. La question que l’on doit se poser est : quel est le risque à ne rien faire? », affirme haut et fort M. Kerry dans son discours. Entre « ne rien faire » et envoyer des missiles, le spectre est pourtant large. Mais une fois encore, nous glissons dans la facilité de l’escalade militaire et l’artificiel sentiment de vanité et de puissance que cette solution peut procurer.
ANNE NIVAT