Article de l’hebdomadaire La Vie, « La force n’est pas la seule façon de punir », publié le 4 septembre 2013.
SYRIE. Bertrand Badie: « La force n’est pas la seule façon de punir »
PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE GUION
Professeur de relations internationales à Sciences Po Paris, Bertrand Badie analyse l’attitude des puissances occidentales dans la crise syrienne.
Vladimir Poutine a affirmé, mercredi 4 septembre, qu’il était prêt à « agir » auprès des occidentaux si les preuves de l’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien étaient convaincantes. Qu’en pensez-vous?
Est-ce juste une formule rhétorique? La Russie peut aussi s’avancer comme cela parce qu’elle est certaine que les preuves ne seront pas probantes… Il se peut aussi qu’un début d’accord se profile. Le Kremlin entrerait de manière douce dans le jeu multilatéral. Ce serait alors un jeu gagnant pour tout le monde. Pour les puissances occidentales qui clameront que c’est parce qu’elles ont élevé la voix que la Russie a entendu raison. Et pour Vladimir Poutine, qui se félicitera d’avoir dissuadé les occidentaux… Le principe de négociation reviendrait sur le devant de la scène. Ce qui donnerait raison aux opposants à une intervention, qui estiment qu’on a trop négligé l’option de la négociation au profit d’un soutien aveugle à la rébellion syrienne. Il est ainsi étonnant de constater que dès l’origine du drame syrien, la diplomatie n’ait eu en tête que le recours à la force et n’a jamais créé les conditions d’une négociation.
Quel type de négociations imaginez-vous?
Il y a eu très peu d’expériences réussies de négociation interne à des systèmes politiques en voie d’implosion et en état de guerre civile. C’est une chose que la diplomatie internationale ne sait pas faire. L’extrême complexité de la situation syrienne – une guerre civile transformée en conflit régional et international- rend la chose d’autant plus difficile. Qui doit participer aux négociations? Le premier round de négociations nommé « Genève 2 » (qui doit avoir lieu en octobre mais serait remis en question) a été reporté plusieurs fois parce que personne ne voulait de l’Iran. Ensuite, il y a la question de l’enjeu. Faut-il renverser le régime? Si c’est le cas, cela exclut la présence du régime syrien à la table des négociations… Or, une négociation a plus de chances d’être fructueuse lorsque qu’elle se base sur les intérêts des protagonistes et si chacune des parties n’a plus d’intérêt à préférer l’option militaire.
Comment expliquez-vous que Barack Obama prenne la peine de consulter le Congrès américain?
Cela a été une surprise pour tout le monde. Barack Obama, qui n’a pas la majorité au Congrès, cherche peut-être à mettre son opposition au pied du mur. Il a sans doute aussi voulu prendre ses précautions. Cette intervention est pour lui une aventure très incertaine, dans laquelle il ne veut pas s’engager: celui-ci a sans doute voulu éviter de déclencher un mouvement de contestation dans son propre Congrès. Cela pourrait être aussi une manœuvre dilatoire, histoire de se donner une semaine ou deux.
Les événements de ces deux dernières semaines donnent l’impression d’un certain amateurisme des diplomaties occidentales. Qu’en pensez-vous?
Effectivement. Les erreurs faites dans la gestion de ce dossier montrent que les décideurs politiques ont du mal à intégrer le paramètre des opinions et des sociétés dans leurs choix. Ils se comportent encore comme au XIXème ou au XXème siècle lorsqu’il leur suffisait d’imposer leur décision à leur société. Ils doivent aujourd’hui apprendre à travailler avec les opinions publiques. Au fil du temps, on découvre aussi que l’intervention des puissances dans les crises intérieures des pays n’est plus la panacée. Avec les révolutions arabes et aujourd’hui la crise syrienne, nous vivons l’agonie de l’illusion que les puissances peuvent tout régler par l’usage de la force. Enfin, il y a eu une confusion dans les objectifs. Tout a été mêlé: la responsabilité de protéger le peuple syrien – le conflit syrien a fait plus de 100 000 morts en deux ans – et la volonté de punir le régime de Bachar el Assad. Or punir et protéger sont deux choses différentes. Jamais ces deux thèmes se sont fait concurrence de manière aussi explicite. D’autant que les Américains ont bien expliqué que le but n’était pas de déposer Bachar el Assad, ce que celui-ci a d’ailleurs certainement compris comme une autorisation discrète à se maintenir au pouvoir.
C’est la première fois que le terme « punir » est utilisé comme cela…
Il s’agit d’une rupture avec la thématique classique de l’intervention. Auparavant, il s’agissait de contenir, d’arrêter une guerre ou de provoquer un changement de régime. Il y a eu bien sûr dans le passé des expéditions punitives. Lorsque les Américains ont bombardé la caserne de Kadhafi en 1986 en représailles de l’attentat de Lockerbie, par exemple. Ou bien le bombardement de Khartoum par Bill Clinton en 1998. Mais il s’agissait d’actions ponctuelles qui ne se référaient pas à des principes moraux de relations internationales. Nous sommes là en train d’inventer une diplomatie de la punition. Or, la punition dans les relations internationales a ses institutions spécialisées: la Cour pénale internationale, (CPI) créée dans ce sens en 1998. La punition sort donc de son cadre institutionnel pour être prise en charge par les puissances occidentales.
La France semble en première ligne de cette « diplomatie de punition »…
Oui, contrairement à la Grande Bretagne. Il y a dix ans au moment de l’intervention américaine en Irak, la position était exactement inverse. La France semble même davantage va-t-en guerre que les Etats-Unis. Les hésitations de Barak Obama ne sont finalement que les réflexions sincères du premier président des Etats-Unis qui se rend compte que le leadership américain n’est plus omnipotent. Il semble que le nuage néoconservateur a quitté les Etats-Unis, stationne désormais sur l’Europe et particulièrement au-dessus de la France. Les Britanniques, échaudés par leurs mésaventures irakiennes, s’en protègent. L’Allemagne, pour des raisons historiques, également. La France y est particulièrement sensible. Ce n’est pas une question d’appartenance politique. C’est une tendance qui a commencé avec Jacques Chirac, s’est poursuivie sous Nicolas Sarkozy et a cours aujourd’hui avec François Hollande. Ces différentes sensibilités semblent trouver dans leur identité, leurs références idéologiques de quoi alimenter un néoconservatisme à la française.
Mais la France se retrouve très seule. C’est une position difficile. Sa diplomatie risque de se couper du multilatéralisme. D’autant que le secrétaire général Ban Ki-moon a répété mardi 3 septembre que c’est aux Nations unies et à elles seules de décider de l’utilisation de la force. Les Etats-Unis ne se sont jamais gênés pour intervenir seuls. Pour la France, c’est sans précédent.
Ce qui est en jeu semble être la crédibilité des puissances occidentales…
C’est l’argument numéro 1 pour justifier les frappes. Les Américains concèdent que celles-ci ne feront pas tomber Bachar el Assad , mais ils risquent de perdre leur crédibilité s’ils ne frappent pas. Lorsque Barak Obama évoque une « ligne rouge » comme il l’a fait il y a un an, il est ensuite contraint de réagir si cette ligne rouge est dépassée, même s’il ne le veut pas. Les puissances cherchent avant tout à se protéger contre le risque de discrédit.
Peut-on parler de nouvelle « guerre froide » entre les Etats-Unis et Russie?
Non, car nous ne sommes plus dans un contexte de bipolarité. De plus, les Russes en ce moment ne sont pas du tout motivés par l’instinct de guerre froide, ils ont juste à leur portée trois victoires faciles. Ceux-ci jouent sur du velours: ils passent pour les défenseurs de la souveraineté dans les pays arabes, s’offrent à bon compte de revenir sur le devant de la scène internationale. Et peuvent même désormais, de manière cynique, dénoncer le non respect du droit international par les puissances occidentales. Mais, il faut reconnaître également que Russes et Américains sont de nouveau face à face. Plus que jamais le veto russe au Conseil de sécurité prend de l’importance. Et ce sont bien les Américains qui sont les plus à même de conduire la négociation avec le Kremlin, et non l’Europe.
Faut-il intervenir ou pas?
Il faut se poser les bonnes questions. D’abord cette intervention est-elle légale? Pour l’instant pas du tout. Or, il est dangereux de contourner la légalité internationale. C’est contre-productif et cela finit par mettre en danger les institutions internationales. Est-elle légitime? C’est le seul argument fort. L’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien, si elle est avérée, est insupportable. Mais qui, alors, doit la mener? Le fait qu’elle ne serait menée que par un petit nombre de puissances occidentales porte atteinte à sa légitimité. Surtout quelle est la bonne manière de punir? La force n’est pas le seul moyen. Or dans cette affaire, toutes les autres possibilités ont pour l’instant été mises de côté. Enfin, une intervention sera-t-elle efficace? On ne peut pas détruire des armes chimiques. Ce serait un cataclysme. Punir passe alors forcément par de l’intimidation. Mais peut-on vraiment intimider un dictateur prêt à tout?