L’écrivain Bachir Hadjadj a obtenu en 2007 le Prix Séligmann, « contre le racisme, l’injustice et l’intolérance » et le 37e Prix ADELF (Association Des Écrivains de Langue Française) pour l’Afrique/ Méditerranée – Maghreb.
Voici un extrait de son ouvrage afin comme il l’écrit : « que la somme d’histoires individuelles permette d’approcher la grande histoire ».
« Sétif, mai 1945 : j’avais 8 ans »
« … Les écoles aussi avaient été réquisitionnées, et donc, comme les autres enfants, je n’allais plus en classe. C’est ainsi que j’ai pu assister, aux premières loges, aux tragiques événements de mai 1945. J’avais huit ans.
Le 8 mai, des manifestations avaient été préparées pour fêter la signature de l’armistice qui mettait fin à la Seconde Guerre mondiale. Le mouvement nationaliste organisa son propre défilé sous ses propres mots d’ordre : sa démonstration tourna à l’émeute, puis à l’insurrection. Une trentaine d’Européens furent abattus, à Sétif et dans les localités alentour, ce à quoi l’armée française ne tarda pas à répliquer (Note de l’auteur : Au motif de rébellion, la répression coloniale fit des dizaines de milliers de victimes civiles.) : la rumeur disait qu’elle fusillait tous les Arabes qu’elle trouvait au centre-ville, et que le sang arrivait « jusqu’aux genoux ».
Avec mes frères, j’étais cependant plutôt agité et curieux de savoir ce qui se passait : pour nous empêcher d’aller dans la rue, M’ma et Fatima, en l’absence de mon père, durent fermer à double tour la porte principale. Mais elles ne cédèrent pas à la panique. Je me souviens que notre voisine, Mme Schmidt, une femme de cheminot qui se trouvait seule chez elle, vint se réfugier chez nous : une fois que cette imposante blonde eut troqué sa robe d’été à fleurs contre une robe kabyle, M’ma la rassura en lui expliquant que les éventuels émeutiers n’oseraient jamais pénétrer dans une maison où il y avait des femmes arabes. Elles plaisantèrent et rirent ensemble.
Elles ne tardèrent cependant pas à s’inquiéter, ma mère pour mes grands frères Rochdi et Samaï, tous deux membres des Kechafa (scouts musulmans) qui devaient participer aux manifestations prévues et qui ne rentraient pas, Mme Schmidt pour son mari et pour son fils qui travaillaient en ville et qui ne donnaient pas plus signe de vie.
L’angoisse dura plusieurs jours. Le couvre-feu avait été instauré, de jour comme de nuit. Les avions survolaient à basse altitude les quartiers arabes de Sétif et tous les petits villages aux alentours : leur bruit assourdissant en rase-motte au dessus des toits me terrifiait. Des patrouilles militaires, accompagnés de civils européens, peut-être des inspecteurs de police ou bien des membres de la milice européenne, procédèrent à la fouille des maisons arabes, à la recherche d’armes et de suspect. Mes mères suivaient leur progression aux coups de feu isolés ou aux rafales de mitraillette qu’elles entendaient, se griffant le visage ou se frappant la poitrine à chaque détonation ; elles avaient des parents et des amis dans ces quartiers-là, elles avaient peur pour eux.
Enfin, au bout de presque une semaine, mes frères réapparurent, ainsi que le mari et le fils de Mme Schmidt qui put, toute souriante et soulagée, retourner chez elle sous les « Mabrouk » de ma mère (Note de l’auteur : Mabrouk : celui qui a la baraka. Ici il signifierait plutôt : « Dieu soit loué ! »). Dans les jours qui suivirent, elle nous rendait visite ostensiblement, certainement pour faire passer le message aux patrouilles militaires qui continuaient à fouiller les maisons que c’était une maison « amie ». Brave Mme Schmidt, c’était sa façon de vouloir nous protéger… Echange de bons procédés, en somme. .… »
Extrait du livre de Bachir Hadjadj : Les voleurs de rêves. Cent cinquante ans d’histoire d’une famille algérienne. Préface de Jean Lacouture. Publié aux Editions Albin Michel. 2007. 22 €.