Publié dans Le Marin le vendredi 6 septembre 2013: « Analyse: l’exportation de gaz iranien en Méditerranée, un autre enjeu de la crise »
Analyse: l’exportation de gaz iranien en Méditerranée, un autre enjeu de la crise
Allié et client depuis une cinquantaine d’années de la Russie, la Syrie n’abrite pas seulement la seule base navale militaire russe en Méditerranée, à Tartous. Ce port est aussi le débouché maritime essentiel au projet de gazoduc porté par l’Iran et l’Irak, soutenu par la Russie, ces trois États formant une nouvelle alliance pétrolière qui menace les monarchies arabes.
Dans la majorité des informations sur la crise syrienne, il est dit que la Russie est le principal vendeur d’armes de la Syrie et son « protecteur ». Ce raccourci cache les divergences entre la Russie et l’Occident.
Historiquement, l’URSS a bien été la protectrice du socialiste Assad, tout comme son fournisseur d’armes. Les missiles et radars antiaériens syriens ont même été intégrés au système de défense aérienne russe PVO jusque dans les années 1980.
Certes, dans les années Eltsine, la Syrie s’est tournée vers l’Occident car l’URSS avait cessé d’exister. Bachar al-Assad, qui ne doit sa position actuelle qu’au décès accidentel de son frère aîné, était auparavant un discret ophtalmologue à Londres, bien vu des Occidentaux. Il fut même invité par Nicolas Sarkozy à assister au défilé du 14 juillet 2008.
Aujourd’hui, les enjeux pétroliers sont au moins aussi importants que les livraisons d’armes, et la Syrie est un élément majeur d’un jeu dont les pièces maîtresses s’appellent oléoducs et gazoducs.
RAPPROCHEMENT RUSSIE-IRAN
Lorsque Vladimir Poutine est devenu président en 2000, il a tout misé sur l’exportation des énergies fossiles. L’exportation de ces énergies nécessite des infrastructures, des ports. La Russie, qui au temps de l’URSS exportait peu hors de sa zone d’influence, est alors entrée en concurrence avec les monarchies du golfe Persique (Arabie Saoudite, Oman, Bamein, Koweït, EAU, etc.). Lesquelles n’ont pas manqué en retour d’alimenter en devises les combattants tchétchènes.
Projet majeur porté par la Russie, le gazoduc South Stream, qui transite en mer Noire depuis la Russie pour arriver en Europe, inquiète les producteurs de pétrole arabes. D’autant plus qu’il ne s’agit pas du seul projet facilitant l’approvisionnement européen.
La Turquie, soutenue par l’Union européenne, propose le projet concurrent Nabucco qui ferait transiter par la Turquie le gaz puis le pétrole d’Azerbaïdjan et de la mer Caspienne vers l’Occident. Pour la Turquie, il est alors impératif d’avoir un voisin syrien en paix.
L’ère Poutine a été marquée par un rapprochement de la Russie avec l’Iran, ennemi juré des monarchies du Golfe. Elle vient même de signer des contrats d’armement avec l’Irak, autre producteur d’hydrocarbures et grand voisin de la Syrie. Poutine reprend à son compte l’adage bien connu: « L’ennemi de mon ennemi est mon ami. »
Trois camps se sont formés: la Russie alliée aux États à dominante chiite (Iran, Irak, Syrie); les wahhabites (branche du sunnisme, minoritaire et radicale de l’Islam, née en Arabie saoudite) avec les compagnies pétrolières occidentales; et la Turquie avec l’Azerbaïdjan.
Depuis 2000, la Syrie a profité du rapprochement irano-russe. De nombreux contrats d’armement ont été conclus. Ainsi, Bachar al-Assad devenait bien moins intéressant pour les Occidentaux.
Tant que Saddam Hussein (issu de la minorité sunnite et mort pendu en 2006) dirigeait l’Irak, pourtant à majorité chiite, il était impossible pour l’Iran de faire parvenir ses ressources en Occident via la Syrie. Saddam Hussein détestait autant les chiites que les wahhabites. La guerre menée par les États-Unis en 2006 renverse Saddam Hussein, mais aboutit, après des élections démocratiques, à instaurer logiquement un gouvernement chiite. Lequel, en 2011, officialise son rapprochement avec l’Iran. L’alliance de ces deux puissances pétrolières chiites, soutenues par une Russie qui préfère l’alliance plutôt que la rivalité avec ses voisins, est une abomination du point de vue des monarchies arabes.
LE PIPELINE « CHIITE » AU CŒUR DE LA CRISE
Tout s’est accéléré fin juillet 2011 avec la signature entre l’Iran, l’Irak et la Syrie d’un mémorandum pour la construction d’un gigantesque pipeline de 5.600 km pour amener les ressources d’Iran et d’Irak en occident via le port syrien de Tartous. De plus, scellant la constitution d’un nouveau bloc, l’Irak a commandé des armes russes. Le cauchemar des monarchies du golfe est devenu réel.
Le lobbying des monarchies pétrolières arabes auprès des Occidentaux pour briser cette alliance par tous les moyens n’aboutit pas. Une nouvelle guerre contre l’Irak déjà libéré est « invendable » à l’Occident. Une attaque de l’Iran au titre de la prolifération nucléaire? Risqué à tout point de vue.
Le maillon faible est la Syrie. Un petit pays, à portée des avions de l’Otan, où une extension du printemps arabe pourrait être naturelle… ou suscitée.
Entre-temps, la Turquie a lâché Assad à cause de son projet de faire d’Homs et de Tartous des hubs régionaux pour le transfert de gaz et de pétrole.
Étonnantes coïncidences, l’Armée libre syrienne est créée le 1er août 2011 – avec des fonds du golfe Persique – soit 10 jours seulement après la signature du projet de pipeline irano-irako syrien! Tandis qu’en France et aux États-Unis, les monarchies du Golfe multiplient les investissements censés sensibiliser les gouvernements occidentaux à leur cause. Convergence d’intérêts, les compagnies pétrolières occidentales dénoncent elles aussi le pipeline « chiite ». Elles en sont écartées, mais sont impliquées dans les projets concurrents: Nabucco, Tap, et même, pour EDF, South Stream, projet russe via la mer Noire.
Tous les moyens sont sollicités par les monarchies arabes pour interdire cette arrivée massive de pétrole et de gaz via la Syrie. Les politiques occidentaux sont rappelés à leurs bons soins par leurs bailleurs de fonds qui restent cependant méfiants des rebelles wahhabites « syriens ».
Il fallait un casus belli pour intervenir en Syrie: l’usage des armes chimiques le fournit.
DES NAVIRES RUSSES DÉPÊCHÉS SUR ZONES
Pour la Russie et l’Iran, le raisonnement est simple, garder Assad à la tête de la Syrie permettra de réaliser un gazoduc (puis un oléoduc), dont la construction est quasi achevée en Iran, qui doit traverser l’Irak puis atteindre un débouché maritime à Tartous, où la Russie dispose d’une base navale inviolable.
La Marine russe a dépêché sur zone le croiseur lance-missiles Moskva (« Moscou », 12.500 tonnes), un destroyer, un navire de guerre électronique, pour préserver ses intérêts. Impossible diplomatiquement pour une coalition occidentale de bombarder la Syrie « par-dessus » les navires russes. Le porte-avions russe Kuznetsov et son groupe seraient même en partance pour la Syrie tandis que les forces russes en Méditerranée et en Crimée sont en état d’alerte. Le Nimitz américain se rend, lui, en mer Rouge, hors de la zone couverte par les navires russes en Méditerranée.
Pascal Francqueville
LE REFUS CHINOIS: UNE STRATÉGIE DE LONG TERME
Le veto chinois, à la différence e celui de la Russie, n’a pas de raison économique directe. La Chine et la Syrie ont peu de relations commerciales. De prime abord, la décision chinoise semble plus signifier un désir d’embarrasser les Occidentaux en leur montrant qu’elle existe. Exister seulement par la négation? Non car les Iraniens, alliés de la Chine face à l’Inde, soutiennent le régime de Bachar al-Assad.
La Chine le soutient donc de loin et avance ses pièces sur l’échiquier moyen-oriental sans autre coût qu’un vote à l’ONU que les dirigeants occidentaux oublieront lorsque le commerce redeviendra la priorité (Airbus, TGV, etc.). La Chine joue le long terme. Elle fait savoir aux États susceptibles de se trouver dans le collimateur des Occidentaux qu’elle est là pour faire contrepoids. Elle saura se rappeler à leur bon souvenir dans sa quête planétaire de matières premières et de zones franches (comme en Syrie et au Uban).